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L'humeur des Atréides
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Le Cinéma de la Contre-allée : Kôji Wakamatsu ou l’esthétisme de la rage

Le Cinéma de la Contre-allée : Kôji Wakamatsu ou l’esthétisme de la rage

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Il semble très difficile voire impossible d’avoir accès à toute la filmographie de Takashi Itō, plus connu sous le nom de Kôji Wakamatsu, riche d’une centaine de longs-métrages. D’autant plus que l’œuvre du cinéaste japonais a malheureusement tardée à se faire connaître en France. Aujourd’hui, après le succès d’estime de son fascinant UNITED RED ARMY (2009), Kôji Wakamatsu est à l’honneur dans l’hexagone où diverses rétrospectives et un premier coffret DVD (Blaqout édition) de quatre films lui sont consacrés. Il était temps que le public découvre son travail. Il était temps que Kôji Wakamatsu prenne une place prépondérante dans notre contre-allée.

Catalogué enfant terrible du cinéma japonais, la réputation sulfureuse du réalisateur est sans doute liée, outre ses films, à son parcours tumultueux témoignant d’une vie foisonnante dans laquelle la guerre, la délinquance et le militantisme engagé, se mêlent à l’exercice de son art. Né en 1936, il sera donc contemporain de la reddition japonaise soit le thème central, notamment dans ses conséquences sur la virilité masculine, de tout un pan du cinéma nippon d’après guerre. Multipliant des petits boulots dans sa jeunesse, après avoir été renvoyé d’un lycée agricole pour mauvaise conduite, il devient yakusa de bas étage pour, raconte-t-il, pouvoir se payer à manger. A la suite de bagarres, il passera quelques mois en prison ce qui marquera, paradoxalement, un tournant vers le cinéma : « Je suis devenu réalisateur pour révéler comment le pouvoir peut exercer son autorité de manière brutale. Mais aussi parce que c'est un métier qui permet de tuer des policiers sans aller en taule. »

C’est par le biais du « pinku eiga » que Kôji Wakamatsu va s’essayer à la réalisation. Le « pinku eiga », rebaptisé « roman porno » à partir de 1971, est un genre du cinéma japonais à petit budget qui connaîtra son apogée à la fin des années 60 et durant les années 70. Proche du cinéma d’exploitation, notamment la « sexploitation », le « pinku eiga » mélange érotisme et violence. Tourné en 35 mm par des cinéastes professionnels et produit par des grands studios comme la Nikkatsu, ce genre servira de terrain d’expression à de véritables auteurs, qui multiplieront les expériences de mise en scène donnant libre cours, malgré la censure, à leurs envies folles. C’est l’un d’eux, Kôji Wakamatsu, qui s’affirmera comme son fer de lance avec notamment le fameux QUAND L’EMBRYON PART BRACONNER (1966). Sorti difficilement en France en 2007 - parce qu’interdit scandaleusement aux moins de dix-huit ans - QUAND L’EMBRYON PART BRACONNER permet de cerner l’essence de son cinéma. Huit clos oppressant, comme souvent chez lui, le film se déroule intégralement dans un appartement dans lequel une femme, séquestrée, subira les tortures sadiques d’un homme jadis humilié. Cette période des années 60 et 70 sera la plus féconde pour Wakamatsu, qui nous livre un nombre incalculable de films tournés en moins d’une semaine, et pour une durée généralement inférieure à 90 minutes. C’est le cas notamment de LES SECRETS DERRIERE LE MUR (1965) au sujet d’un étudiant voyeur, de LES ANGES VIOLES (1967) ou la libre adaptation de l’histoire de Richard Speck qui s’introduisit dans un dortoir d’infirmière et fit huit victimes, et encore de VA VA VIERGE POUR LA DEUXIEME FOIS (1969) à propos du viol d’une jeune fille sur le toit d’un immeuble.

Avant d’étudier plus précisément les thèmes chers à ce réalisateur, nous tenons à rappeler qu’on ne peut pas appréhender un telle œuvre, et tant d’autres, si l’on réduit obstinément le cinéma de genre à du sous cinéma ou, tout du moins, à des films de divertissement à faible budget produits en série et sans aucune ambition. Certes il y’a de cela dans le cinéma de genre mais pas seulement. Le genre permet, par la médiation de grands réalisateurs, de dépasser son postulat de départ et d’affirmer des œuvres autonomes qui ont l’intelligence de ne pas dévoyer leurs origines. En l’occurrence, Wakamatsu a transfiguré dans ses premiers films le « pinku eiga » mais sans le renier.

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Ainsi, le cinéma de Kôji Wakamatsu frappe, en premier lieu, par son esthétisme soigné. Le réalisateur, qui n’avait bien souvent pas l’argent pour filmer en couleur, sublime le noir et blanc jouant sur les contrastes et les gros plans avec brio. C’est un véritable esthète qui s’inscrit dans la grande tradition des formalistes japonais, si habiles avec le noir et blanc, tels les Seijun Suzuki, Kaneto Shindo ou encore Kijû Yoshida. Cette beauté crue fascine mais décontenance, marquant un décalage froid entre la violence du fond et le charme de la forme. Violence physique, et plus encore psychologique, que les femmes subissent irrémédiablement. Symbolisant le peuple, elles sont les victimes - violées, torturées, assassinées - des hommes qui eux symbolisent, pour le cinéaste, le pouvoir ou en tout cas tous ceux qui l’ont. Alors la violence et le sexe sont intimement liés surtout quand l’impuissance se confronte au désir. Cette impuissance sexuelle qui obnubile sans relâche le cerveau de ces hommes en conflit avec la sexualité. Frustrés et dégoûtés des pratiques libertines des gens qui les entourent, ils tenteront radicalement de rétablir un ordre sexuel en adéquation avec leur impuissance. En effet, c’est après avoir assisté à une partie fine que le jeune homme de VA VA VIERGE POUR LA DEUXIEME FOIS se trouvera une raison légitime de poignarder tous ses participants. Et c’est après avoir regardé une relation sexuelle lesbienne que le jeune homme du film LES ANGES VIOLES commencera son massacre. Parfois, le besoin de jouissance sera trop fort et ne pourra s’exprimer que dans le sadisme et la violence pure. Dans LES SECRETS DERRIERE LE MUR le héros ne supportera pas de croiser le regard de la femme qu’il essaye de violer ; de ce regard, croit-il, naît son impuissance. Même idée dans QUAND L’EMBRYON PART BRACONNER et même impuissance sexuelle dans LES ANGES VIOLES et VA VA VIERGE POUR LA DEUXIEME FOIS. Il faut savoir que ce thème de l’abaissement de la virilité de l’homme japonais est récurent dans le cinéma nippon de la fin des années 60 et de la décennie suivante. Chez Wakamatsu, où la sexualité est centrale, il semble particulièrement prégnant ; l’homme pénètre la chair par le couteau. Et la rage folle, d’apparence contenue, qui hante les âmes malades de ces héros se muera en une pulsion meurtrière : l’orgasme par le sang. Il faut dire que le traumatisme de la capitulation japonaise, le 2 septembre 1945, a été perçu, notamment chez notre auteur, comme une atteinte directe à la masculinité ; l’homme japonais, humilié, ne pourra plus jouir comme avant. Il ne s’agit pas là d’une excuse, bien entendu, mais force est de reconnaître que la puissance du cinéma de Wakamatsu vient notamment du fait qu’il se refuse de juger ses personnages. Sa neutralité amène une ambiguïté supplémentaire, nécessaire pour susciter la réflexion des spectateurs. Une fois de plus, la mise en doute nous semble plus efficace que la mise en cause.

 

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Bien que lié à l’érotisme, le cinéma de Wakamatsu n’a rien de sexy. Chaque film est un choc, une baffe, une agression. Le réalisateur, devenu à partir de 1968 un militant actif d’extrême gauche, utilisera la pellicule comme une arme. En 1971, il part tourner en Palestine, avec la faction internationaliste de l’Armée rouge japonaise, ARMEE ROUGE-FRONT DE LIBERATION PALESTINIEN - DECLARATION DE GUERRE MONDIALE. Ce brûlot décrivant la vie quotidienne d’une guérilla palestinienne lui vaudra l’interdiction de pénétrer sur le territoire américain. Autre scandale en 1976, avec le désormais célèbre L'EMPIRE DES SENS de Nagisha Oshima dont il sera le producteur exécutif et, par la même, mentor de la nouvelle vague japonaise. Avec UNITED RED ARMY, réalisé en 2007, il reviendra magistralement sur «l’incident d’Asama santo », prise d’otage retransmise pendant plus de dix heures en direct à la télévision japonaise en 1972. Disséquant le fonctionnement de l’Armée Rouge unifiée, avec une lucidité qui fait froid dans le dos, Wakamatsu mélange pendant 3h10 fiction et images d’archives pour composer une fresque étourdissante sur le fanatisme et l’embrigadement. De l’alliance nippo-américaine à la guerre du Vietnam, du conservatisme de la société japonaise à la Révolution culturelle, UNITED RED ARMY offre une clef de lecture exceptionnelle de la seconde moitié du vingtième siècle. Alors la jeunesse étudiante, par laquelle doit se faire la révolte, est à la fois victime et bourreau de son terrible engrenage. Le réalisateur, telle cette VIERGE VIOLEE CHERCHE ETUDIANT REVOLTE (1969),  cherchait, et cherche sans doute toujours à déceler en elle cette faculté unique de vouloir changer le monde même si, à son grand regret, elle lui semble plus policée et superficielle qu’en son temps.

L’engagement politique de Wakamatsu ne doit pas laisser penser que son cinéma verse dans l’utopie de gauche. Bien au contraire, il fait partie de ses chantres de la lucidité, forcément teintée de cynisme, qui décrive l’insignifiance d’une vie. A ce titre, QUAND L’EMBRYON PART BRACONNER pourrait très bien s’analyser comme une adaptation libre des aphorismes de Cioran. Car De l’inconvénient d’être né, il y’en a dans chaque plan de ses pamphlets stylisés où la musique, toujours surprenante, accompagne d’un lyrisme mélancolique, la tragédie anodine de ces êtres qui sont, dès leurs naissances, condamnés. Eternel rebelle, Koji Wakamatsu ne pourra s’assagir qu’une fois mort, laissant derrière lui le même monde inique qu’il combattait si violemment ; laissant derrière lui une œuvre radicale et exemplaire.